Une Totalité Organique !
Ce qu’il faut d’abord retenir de Jean Lamore, c’est que l’on ne saurait ramener l’activité qu’il déploie depuis des années, son travail, à la simple phrase : c’est un artiste. Il me semble d’ailleurs, à bien y regarder, qu’il devrait en aller de même pour tous ceux qui se disent créateurs, dans un monde où l’on a, depuis bien longtemps, la fâcheuse tendance à croire que c’est l’œuvre qui fait l’artiste et non le contraire. Qu’on se le dise donc : c’est l’artiste qui fait l’œuvre. Et qu’est donc un artiste, si ce n’est, avant tout, un être humain ? Et pourrait-on le réduire, pour peu qu’il soit peintre, à la seule peinture ? Un artiste, puisque c’est le mot qu’il convient désormais d’user, n’éprouve-t-il pas, comme les autres humains, les même passions, les mêmes peurs, les mêmes drames quotidiens qui distinguent les hommes de tous les autres animaux de la Création ? Et que serait-il, ce fameux artiste que l’on voudrait nous vendre comme un demi-dieu, s’il n’éprouvait pas ce que moi également j’éprouve ?
En abordant le travail de Jean Lamore, je ne vais donc pas parler d’un artiste, mais d’un homme. Un homme totalement investi dans ce que Cesare Pavese a nommé « le dur métier d’être
humain ». Donc pas de pose romantique, pas de tour d’ivoire dans laquelle il s’enfermerait pour penser un monde nécessairement sublime : un monde hors du monde. Bien au contraire. C’est dans le monde réel qu’il puise ce qu’il faut bien appeler, faute de mieux, son inspiration. Car faire œuvre d’artiste, selon moi, c’est avant tout s’attacher à dire le monde chaotique des sensations qui nous habitent tous, et le rendre intelligible au plus grand nombre. C’est être, au sens grec du terme, un être politique, c’est-à-dire quelqu’un qui sait que rien de ce qui se déroule dans la Cité — à prendre ici au sens le plus large de « monde » — ne devrait lui être étranger !
Peintre, il l’est, si cela peut en rassurer quelques un. Et sculpteur également. Mais doit-on, sous prétexte d’obéir aux lois non écrites du monde de l’art, assujettir son expression à une technique ou à un genre ? Certainement pas. Pas, lorsque l’on est habité par une exigence qui transcende le support. Lamore ne fait pas des œuvres. Il fait œuvre. Et son travail ne peut pas être compris en dehors de sa vie. Ils font corps. Et c’est la raison pour laquelle j’emploierai le terme « œuvre-vie » pour décrire la philosophie et les sentiments qui sont au cœur de son travail. Une vie, sa vie, ne peut être compartimentée comme un catalogue de grand magasin puisque tout y participe du tout. Il ne s’occupe pas d’histoire de l’art, mais d’histoire !
Il serait évident, pour peu que l’on se donne la peine d’aller y voir, que ses films, ses romans, ses carnets de notes, ses projets éditoriaux, ses prises de position pour une humanité réconciliée, participent de la même énergie et de la même volonté de dire, sans entrave. C’est donc uniquement dans la totalité, comme un corps sensible au sein duquel tous les membres, intimement reliés neurologiquement les uns aux autres, joueraient un rôle essentiel, qu’il faut aborder sa manière de concevoir et de vivre l’art. Hors cette totalité primordiale, il serait vain de vouloir comprendre ce qui, dès lors, ne serait plus à notre portée, comme un manuscrit dont on n’aurait pas su trouver la Pierre de Rosette !
Simon Njami
An Organic Totality!
What should first be retained concerning Jean Lamore, is that we cannot reduce the activity that he deploys for years, his creation, to the simple phrase: he is an artist. It seems to me, looking attentively, that it should be the same for all of those who claim to be creators, in a world where we have, for a long time now, the bothersome tendency of believing that it is the work that makes the artist and not the contrary. Let it be said then: it is the artist that makes the work. And what would be an artist, if it isn’t, before all, a human being? And could we reduce him, if by chance he were a painter, to painting alone? An artist, since this is the term that it is appropriate to employ from here on, wouldn’t he feel, like any other person, the same passions, the same fears, the same daily tragedies that set aside man from all other animal of creation? And what would he be, this famous artist that is being sold to us as a demi-god, if he doesn’t feel those things that I too feel?
When approaching the creation of Jean Lamore, I shall not speak of an artist but of a man. A man totally invested in that which Cesare Pavese called “the hard profession of being a man”. Then there’ll be no romantic pose, no ivory tower within which he could retire I order to reinvent a necessarily sublime world: a world outside of the world. Quite to the contrary. It is from the real world that he draws that which we can only call for want of a better term, his inspiration. For making a work of art, as I see it, is primarily being attached to telling the world of chaotic sensations that inhabits each one of us, and to render it intelligible to the largest number possible. It is to be, in the Greek sense of the term, a political being, in other words, someone who knows that nothing that transpires in the City —to be considered here in the largest sense of the “world”— should be unknown to him!
Painter he is, if this can reassure a few. Sculptor as well. But should we, under the pretext of obeying those unwritten laws of the art world, subordinate one’s expression to a technique or a genre? Certainly not! Not when one is inhabited by an exigency that transcends the medium. Lamore does not create art works. He makes art. And his art cannot be understood outside of his life. They are inseparable. And this is the reason why I shall employ the term “creation-life” to describe the philosophy and the sentiments that are at the heart of his creation. A life, his life, cannot be compartmentalized like the catalogue of a department store because all participates in the all. He doesn’t consider art history, but history!
It would be evident, for those who take the time to discover his creation, that his films, his novels, his notebooks, his editorial projects, his taking of positions for a reconciliation of humanity, all share the same unlimited energy. It is solely in its totality, like a sensitive body at the heart of which all parts, neurologically bound together in their intimacy, play an essential role, that one must face one’s manner of conceiving and living art. Beyond this primordial totality, it would be vain to attempt the comprehension of that which from hereon in would no longer be within our reach, as with an undecipherable manuscript for which we have not yet discovered the Rosetta Stone.
Simon Njami